Sans repère
Les mauvaises nouvelles arrivent toujours avec un coup de fil. Les bonnes, moins. Les mauvaises nouvelles arrivent rapides, fulgurantes. Elles divisent le temps en deux, il y aura un avant et un après
Les mauvaises nouvelles arrivent toujours avec un coup de fil. Les bonnes, moins. Les mauvaises nouvelles arrivent rapides, fulgurantes. Elles divisent le temps en deux, il y aura un avant et un après. Quelque chose va faire événement qui va briser le ronron du quotidien, celui qui colle et nous agace souvent, et puis une fois brisé, on désespère de l’avoir perdu, à tout jamais, le coeur en miettes.
Attention, ceci est une nouvelle de fiction librement inspirée d’un fait réel confié par une amie chère. Si vous souhaitez en savoir plus, je vous conseille de lire les articles de presse suivants: Le Monde, RFI et Ouest France.
Nous sommes le 2 novembre 2013. C’est le week-end, un samedi. Depuis trois mois, A. est amoureuse. Il est plus âgé qu’elle, dix ans de plus, ça la change des mecs immatures. O. est parti au travail, elle traîne un peu dans son appartement de Lille, se remplit de lui, encore. La matinée s’écoule sans qu’elle la voit passer. C’est déjà l’heure du déjeuner. Au lieu de se remplir l’estomac -elle n’arrive pas à manger quand elle est amoureuse-, elle préfère regarder vaguement une émission de pâtisserie. Son téléphone retentit. C’est Y., un collègue de son père. Son père est réalisateur pour RFI, Radio France Internationale, depuis trente ans. Entre Mac Gyver et Tintin, Claude Verlon a la réputation d’être capable de faire pousser une radio en plein désert. C’est un technicien chevronné du son, un pilier du Service Reportage Technique de RFI. La curiosité et l’ingéniosité le caractérisent. On ne peut être que pote avec Claude Verlon. Ce féru d’Afrique est parti il y a quelques jours pour couvrir la libération des otages Arli. Aqmi (le groupe d’al-Qaïda au Maghreb islamique) vient de libérer les employés d’Areva après trois années de captivité. L’État français est en pleine opération Serval contre les djihadistes, mais personne ne s’inquiète. L’émission en préparation a d’ailleurs pour titre « la crise dans le nord du Mali et la réconciliation. » Bref, le train-train quotidien de Claude, habitué à tous les endroits où ça pète grave dans le monde.
Au bout du fil, Y. est direct. Pas de ménagement. Il faut faire vite. Seule sa voix tremble un peu. Il est 13h30.
- A., je suis à Bamako. C’est ton père.
- Oui, et alors ?
- Il vient d’être enlevé au sortir d’une interview. Ça sent pas très bon…
Les candidats de l’émission de télé réalité s’apprêtent à affronter une nouvelle épreuve: la pièce montée. Et le plus difficile n’est forcément ni la crème pâtissière ni le montage – appréhension d’amateur !- mais le chou, le premier élément de l’édifice. Si on le rate, s’il n’est pas aérien, assez vide à l’intérieur et légèrement croquant à l’extérieur, tout s’effondre. « Le chou est la cheville ouvrière de la pièce montée », proclame le présentateur aux dents blanches. A., elle, ne se démonte pas. C’est la fille de son père, la décontraction dans son ADN la protège.
- Ok Y., mais il est avec qui au juste?
- Avec Ghislaine Dupont.
- Oh alors c’est bon, rien ne peut lui arriver !
Dans la famille baroudeur, Ghislaine Dupont est l’équivalent reporter de Claude. A deux, ils font la paire. Si l’un excelle en technique radio, l’autre est une journaliste passionnée tout terrain. Surtout ils ont le même amour de l’Afrique. Ghislaine couvre l’Afrique pour RFI depuis 1990, et n’a pas froid aux yeux. C’est elle qui a révélé l’existence de charnier à Abidjan. Engagée pendant 10 ans à la RDC (République démocratique du Congo), elle a participé à la création d’une radio de la paix, Radio Okapi ; elle a même été un temps évincée de RFI pour son traitement impartial, trop indépendant, des élections à Kinshasa avant d’être rétablie dans ses fonctions par la nouvelle direction de RFI.
- On ne sait pas encore très bien qui les a pris, Aqmi probablement.
- Ecoute, c’est Claude qui va nous en vouloir quand il verra les mugs et les affiches qu’on aura faits pour sa libération. Je vais aller chercher une photo pas trop moche dès maintenant. Histoire qu’on se poile un peu...
- Orsay va sûrement bientôt t’appeler. Reste joignable surtout.
A. raccroche et compose immédiatement le 06 de son père. Messagerie. Encore et encore. Messagerie, toujours. « Vous êtes bien sur le répondeur de Claude Verlon. Si je ne suis pas là, c’est que je suis ailleurs. Je vous rappelle à mon retour. » Elle se rassure comme elle peut, s’invente un nouveau mantra de protection : « un otage coûte cher, un otage ne se tue pas, un otage = grosse rançon. » Elle appelle son chéri, il ne répond pas non plus. Elle glisse sur d’autres chaînes d’information en continu, voit le portrait – affreux - de son père défiler en boucle (« mais où ont-ils trouvé cette photo ? ») et revient vite au Meilleur pâtissier pour connaître tous les secrets d’une bonne crème fouettée. On se protège du réel comme on peut.
Il est 14 h. Le téléphone d’A. ne s’arrête plus. En rafale, des textos de toutes parts : les amis, les collègues de RFI, sa mère. A. se demande combien de temps ça va durer – quelques jours, des semaines, des mois, des années ? Aurait-elle le temps de créer un groupe Facebook, une manifestation au Trocadéro ou même un dîner de soutien aux otages du Mali aux Beaux-Arts éclairés aux chandelles ? Un copain qui bosse dans l’événementiel lui a dit que c’était la dernière tendance. Penser à ses futilités la protège et l’empêche de trop adhérer à la sidération de l’instant présent.
Sur le petit écran, les finalistes ont terminé leur pièce montée. La préférée d’A. est celle d’Amel, tout en choux roses dressés jusqu’au ciel. Sur le sommet, au lieu des traditionnels mariés, elle imagine une petite figurine de son père sur sa moto, ça aurait de l’effet. Une bonne photo du dîner de gala pour promouvoir la liberté de la presse le lendemain dans les médias.
A 14h25, Ghislaine Dupont est assassinée de trois balles de face, le père d’A., de sept balles dans le dos. Ils sont retrouvés par des soldats français non loin de Kidal au pied de leur pick-up, en panne.
A 14h30, la loi de la gravité a raison de la pièce montée d’Amel. Est-ce la crème pas assez légère ou le caramel pas assez dur ? Les petits choux roses dorés se font la malle et glissent sur le parquet. Plof, plof. Un pur moment de jouissance télévisuelle, une déflagration sucrée filmée en plein direct. Les larmes de la candidate éliminée signent son naufrage avec fracas.
A 14h45, un représentant du ministère des Affaires Etrangères appelle A. : « votre père, Claude Verlon, et sa collègue Ghislaine Dupont viennent d’être retrouvés sans vie à 15 km de Kidal. Je suis désolé. »
Sans vie. Sans vie. Sans. Vie. A. entend cent vies. C’est con, elle n’entend pas ce que cet inconnu policé lui anônne au téléphone. Il y a les choux qui gisent par terre, son père les y rejoint, Ghislaine aussi. Il y a du rose et beaucoup de rouge aussi. Le sable du terrain vague et la pâte spongieuse éboulée. C’est fini, déjà, ça n’a même pas eu le temps de commencer. La prise d’otages la plus courte de l’histoire. La plus ridicule. « Ils ont été enlevés par on ne sait qui, et tués par on ne sait quoi », le tout quasi en direct. A cet instant, elle ne sait pas pourquoi elle pense à la Yamaha de son père, sûrement garée dans le parking sous-terrain de Radio France. Esseulée. A tout jamais.
Nous sommes le 3 février 2014. Lundi matin, dans le métro de Lille. O. contemple le Tupperware sur ces genoux. Il ne rentre plus dans ses jeans, ses collègues non plus. Alors en sortant de la station, il décide d’arrêter tout ça. Il ouvre la boîte et jette toutes les langues de chats dans la première poubelle venue. Cela fait déjà trois mois.
Trois mois que tous les jours A. confectionne des éclairs, des cupcakes, des meringues, des macarons, des cookies. Chaque jour, une nouvelle recette. Chaque jour, un nouveau triomphe pâtissier. Chaque jour, l’échéance de sortir de l’appartement et de revenir à la vie « normale » repoussée.
L’enquête n’a pas avancé, elle n’est pas prête d’avancer. On ne sait pas qui a commis ce double crime, ni comment ni pourquoi. Les circonstances de ce kidnapping raté restent obscures, voire absurdes. Pourquoi avoir éliminé si rapidement des otages français, monnaie d’échange si précieuse ? Dossier caviardé, absence de coopération entre les deux pays, rôle flou de l’armée française, contradictions dans l’enquête…tout est confus et obscur. En attendant, il va falloir sortir A. de sa crème pâtissière et l’exfiltrer de sa pièce montée.